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Pascal Lamy : Libre-échange et discours protectionnistes

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De nombreux phénomènes attestent du désamour que suscite le libre-échange : la montée du protectionnisme et du populisme en Europe et aux États-Unis, le Brexit, le discours antimondialisation croissant parmi les populations... Le rejet du libre-échange sera-t-il de plus en plus aigu dans le futur ? 
Premièrement, le libre-échange n’existe pas. Il n’y a nulle part de libre-échange car le commerce est toujours contraint par la distance, les taxes, les contrôles de respect des normes. C’est un faux sujet de controverse. Ces grandes joutes sur le libre-échange sont donc largement fantasmatiques. Ce qui existe dans la réalité, c’est un mouvement d’ouverture des échanges, qui a connu des accélérations et des ralentissements au cours de l’histoire. 
Globalement, l’histoire a montré qu’on allait de plus en plus vers une ouverture des échanges, car, pour des raisons que David Ricardo et Josef Schumpeter ont bien expliqué, la division internationale du travail est tout à fait rationnelle. Cependant, ce processus d’ouverture est douloureux sur le plan économique et social : il est efficient, mais au prix de transformations, qui sont dues à la concurrence moins dure pour les forts que pour les faibles.
Pour en revenir à la question, il y a effectivement une montée du discours anti-globalisation et protectionniste. Elle est due à une raison très simple : les systèmes de réduction de l’insécurité sociale dont les origines datent, pour la plupart, de la révolution industrielle, n’ont pas suivi l’augmentation de la force de la globalisation.
Cette vague protectionniste et isolationniste s’exprime plus fort aux États-Unis parce que le système social américain est le moins performant parmi les pays développés. 60% des Américains sont encore favorables à l’ouverture des échanges, mais une partie de la population a le sentiment d’avoir été déclassée par la globalisation : c’est cette partie que Donald Trump a réussi à coaguler. Trump est en train de prendre des mesures qui vont dans le sens d’un retour au mercantilisme, le Moyen-Âge de la pensée commerciale. C’est une pensée absurde et très minoritaire mais elle a parfois trouvé une expression dans l’histoire, et Donald Trump l’a remise au goût du jour, en pensée, et de plus en plus, en action. Je suis de ceux qui pensent que s’il persiste dans cette politique, la croissance des États-Unis en pâtira sur le long-terme, même si elle est dopée aux stéroïdes fiscaux.
Cependant, quand on regarde les chiffres, ces discours protectionnistes ont, à ce stade, peu ou pas d’influence sur la réalité, puisque l’échange international est de plus en plus ouvert. C’est la raison pour laquelle je ne crois pas à la thèse de la déglobalisation. Les facteurs structurels qui provoquent principalement la phase actuelle de globalisation vont continuer à être à l’oeuvre avec l’augmentation des échanges. Grâce aux révolutions technologiques, ces facteurs continueront à produire des efficiences. Les flux d’échanges de données sont en croissance exponentielle : bien qu’on les mesure encore mal, ces flux représentent une composante essentielle de la mondialisation. Là où il y a eu déglobalisation, c’est dans le système financier en raison de la re-régulation à la suite de la crise de 2008.


Ce rejet du libre-échange est-il justifié ? Le libre-échange a-t-il nui plus qu’il n’a aidé ? 
Le mouvement de l’ouverture des échanges est accepté par presque tous les pays du monde : la quasi-totalité des États sont membres de l’OMC. La question qui se pose, c’est de savoir dans quelles conditions les efficiences que crée l’ouverture des échanges sont porteuses de bien-être. Or, les bénéfices produits par le libre-échange et leur répartition entre les gagnants et les perdants est un sujet très conversé selon les niveaux de développement, les philosophies collectives, les théories économiques. C’est la raison pour laquelle les opinions sur l’ouverture des échanges sont souvent corrélées à la taille des pays et à la qualité du système de sécurité sociale (différence entre les pays nordiques et les pays comme la Russie, les États-Unis). C’est tout ce qui tourne autour de la question du juste-échange (fair trade), qui est une notion ambiguë, parce que subjective.
Le rejet du libre-échange est plus vif aujourd’hui qu’il ne l’a été pendant longtemps, mais il a déjà existé par le passé : dans les années 1990-2000, des organisations de la société civile considéraient que le libre-échange avait des effets négatifs sur le développement. Cette thèse a été battue en brèche car la réalité a montré que les pays en développement profitent largement de la mondialisation car ils possèdent de nombreux avantages comparatifs. Ils sont ceux qui défendent le plus farouchement l’ouverture des échanges, quitte à la pratiquer avec retenue. La Chine en est le meilleur exemple.

Le programme de Doha pour le développement, lancé en 2001, a connu peu d’avancées notables depuis les échecs de Seattle, de Cancún et de Hong-Kong. Quelles sont les raisons de ce blocage des négociations commerciales multilatérales ?
Il est vrai que le programme de Doha a avancé moins vite qu’on ne l’aurait espéré. Mais il y a quand même eu des avancées : un accord très technique mais majeur sur la facilitation des échanges a été conclu en 2013 à Bali, afin de simplifier les procédures douanières. S’il y a eu de nombreux blocages, c’est essentiellement parce que les États-Unis et la Chine ne sont pas d’accord sur la question de savoir si la Chine est un pays développé ou un pays en voie de développement, et à quel régime de l’OMC elle doit être soumise : les Américains disent que la Chine est un pays riche avec beaucoup de pauvres et la Chine réplique qu’elle est un pays pauvre avec beaucoup de riches. Cette situation ne s’arrangera probablement pas, surtout lorsque l’on voit l’attitude de Trump sur ces questions. Obama avait déjà affaibli le système en contribuant à bloquer les négociations pour des raisons agricoles. Trump va plus loin en remettant en cause le système de disciplines de l’OMC et son tribunal, les qualifiant de déséquilibrés en défaveur des USA.
Vous avez été directeur général de l’OMC. Comment réformer cette organisation pour la rendre plus efficace et plus transparente ? 
L’OMC est une organisation beaucoup plus sophistiquée que d’autres organisations internationales, notamment par la qualité et la complexité de ses processus de mise en œuvre, de surveillance et de règlement des différends : le tribunal de l’OMC n’a pas d’équivalent ailleurs dans le monde, parce qu’il rend des jugements contraignants. Mais dans le même temps, l’OMC est une organisation médiévale : par exemple, le secrétariat est un simple notaire au service des États membres, elle n’a pas le droit de leur faire des propositions, ce qui relève d’un fonctionnement westphalien. Pour rendre l’OMC plus efficace, il faut la transformer en institution, comme l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) ou l’OIT (Organisation Internationale du Travail), c’est-à-dire permettre aux experts, qui sont plus compétents que les diplomates sur certains sujets, d’examiner les options et de faire des propositions.
À partir de votre expérience en tant que commissaire européen, quelle est la place de l’UE dans le commerce mondial ?  L’Union Européenne est tombée dedans quand elle était petite. Dès les débuts, elle s’est construite sur le parti pris idéologique de l’ouverture des échanges et de la réduction des obstacles à l’échange. La Communauté Européenne a démarré par l’idée d’une union douanière, ébauche du marché commun, consacrée en 1957 par l’article 133 du Traité de Rome. L’ensemble de la politique commerciale a, en toute logique, été fédéralisée, ce qui confère désormais au Parlement Européen quasiment les mêmes droits que le Conseil des Ministres dans l’approbation et la surveillance des accords commerciaux que négocie la Commission. L’UE a toujours été à la pointe sur ces sujets, elle a toujours été très ouverte et compétitive, notamment sur les biens et services, beaucoup moins sur l’agriculture. Elle a toujours mené une politique offensive sur le plan commercial, et grâce à son savoir-faire en matière de négociations, elle s’est transformée en mini-organisation multilatérale.
Quid de la France dans la mondialisation ? 
La France a un coefficient spécial dans la mondialisation, mais ce potentiel est peu exploité. Dans mon livre Quand la France s’éveillera (Odile Jacob, 2014), j’explique que les Français ont toujours eu maille à partir avec le commerce, sauf pendant une petite période sous le Second Empire, au moment du traité de libre-échange entre Cobden et Chevalier. Aujourd’hui, personne en France ne connaît Michel Chevalier, alors que tout le monde connaît Jules Méline, qui est à l’origine du “Tarif Méline” (mesures protectionnistes sur les produits agricoles). Le problème remonte à la Révolution Française, qui a profondément bouleversé la structure de la production agricole. On a pourtant eu des penseurs en faveur de l’ouverture des échanges, comme Frédéric Bastiat…
Comment les entreprises intègrent-elles le libre-échange ?
Il a toujours été vrai que le commerce est régulé par les États, mais que ses opérateurs principaux sont les entreprises. 60% des échanges internationaux sont intra-firmes.
Au sein d’elles-mêmes, les entreprises organisent le libre-échange : quand elles ont des chaînes de valeur intégrées, elles les localisent en fonction des avantages comparatifs qui joue d’autant plus que se réduit le coût de la distance. 

Quelle est l’évolution future de l’ouverture des échanges ? 
Ces dernières années, il y a eu une grande évolution dans la régulation des échanges internationaux. Par le passé, les obstacles à l’échange avaient pour objectif de protéger les producteurs de la concurrence étrangère.

Cette logique est en train de disparaître, notamment en raison de l’éclatement des systèmes de production de biens ou de services sous forme de chaînes de valeurs : on est dans un modèle où le savoir-faire spécialisé est la principale source de valeur à l’exportation. De même, les obstacles à l’échange ne se trouvent plus dans les droits de douane, mais dans les coûts d’ajustement de la production ou de l’exportation à des systèmes de régulation, de normes et de standards différents. On est passés d’une logique de protection du producteur à une logique de protection du consommateur : l’obstacle n’est plus de l’ordre de la protection mais de l’ordre de la précaution.

Cette nouvelle logique de précaution pose, à juste titre, des problèmes très sensibles sur le plan politique, comme la protection des données, les OGM, les hormones, la protection de l’environnement. L’économie politique de l’ouverture des échanges est donc en train de changer de manière fondamentale. L’ouverture des échanges dans l’avenir demandera un traitement beaucoup plus harmonisé du principe de précaution. 

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