Malgré l’embellie que connaît actuellement le commerce mondial, le retour des discours protectionnistes depuis 2008 menace le futur du libre-échange. Comment analysez-vous ce rejet du libre-échange qui se manifeste dans la politique économique de certains États (États-Unis, Grande-Bretagne) ?
Ce qui est frappant, et relativement nouveau, c’est que la puissance dominante, à savoir les Etats-Unis, s’assume en leader des protectionnistes. Le retour en grâce des thèses protectionnistes tient à ce que les opinions publiques associent libre-échange et délocalisation, puis délocalisation et désindustrialisation, même si les pertes d’emplois industriels tiennent plus à la robotisation qu’aux délocalisations. A la fin du XIXe siècle, ce genre d’équations fallacieuses appliquées à l’agriculture avait déjà conduit au protectionnisme, un protectionnisme incarné en France par Jules Méline.
Depuis la crise de 2008, la reprise de l’économie mondiale reste incertaine. Pensez-vous que le libre-échange puisse sauver l’économie ?
2008 a été une crise cyclique semblable à celles de 1974/1975 ou 1992/1993, même si chacun de ces retournements conjoncturels a des facteurs aggravants spécifiques (le choc pétrolier dans les années 70, le laxisme financier en 2008). Le problème est que, de cycle en cycle, chaque reprise est moins forte que la précédente. La croissance potentielle, c'est-à-dire la croissance indépendante des soubresauts, ne cesse de reculer. En France, nous sommes passés de 5% dans les années 60 à 1,3% aujourd’hui. Ce ralentissement touche tous les pays développés, qui ont en commun d’être proches de ce qu’on appelle la « frontière technologique ». Mais il y a des pays dont la croissance potentielle reste forte parce qu’ils sont en phase de rattrapage. La libre circulation des capitaux leur permet d’accéder aux technologies les plus performantes et la libre circulation des marchandises permet aux pays développés d’y trouver de nouveaux débouchés : la croissance mondiale est doublement gagnante.
De 1985 à 2014, la croissance du commerce mondial a été plus importante que la croissance de l’économie mondiale. Ce n’est plus le cas aujourd’hui puisque le taux de croissance des échanges mondiaux est maintenant inférieur au taux de croissance de l’économie mondiale. Le libre-échange est-il de moins en moins dynamique ?
Le ralentissement du commerce mondial tient à 3 facteurs. D’abord, sa phase de croissance due à sa libéralisation est plutôt derrière nous. Pendant cette phase, chaque pays se spécialise selon son avantage comparatif. De ce fait, il abandonne certaines productions, ce qui accroît ses importations ; simultanément, les débouchés des activités qu’il conserve augmentent fortement. Une fois ce processus terminé, le commerce international atteint sa vitesse de croisière. Ensuite, le commerce mondial a une forte composante industrielle et énergétique. Or, les prix relatifs de ce type de produits baissent. Depuis 2014, le contre-choc pétrolier a été spectaculaire. Cela induit une baisse mécanique du poids des échanges internationaux dans le PIB. Certes, les statisticiens tiennent compte de l’impact de ces distorsions de prix, mais leur correction n’est pas parfaite. Enfin, les populations deviennent réceptives aux discours sur le « made in » et le « patriotisme économique ».
Les excédents commerciaux de certains pays (Chine, Allemagne) sont souvent considérés comme une atteinte aux intérêts nationaux de leurs partenaires commerciaux. Pensez-vous que les excédents commerciaux nuisent à l’économie globale ?
Les déficits des uns sont les excédents des autres. Les origines des déséquilibres sont donc partagées. On démontre en économie qu’un excédent extérieur traduit un excès d’épargne et un déficit un excès de consommation. Les Japonais, les Allemands, et depuis quelques temps les Chinois, accumulent des excédents sur les Etats-Unis, excédents qu’ils y placent en y achetant de la dette publique. Ainsi, le consommateur américain vit du travail allemand ou asiatique tandis que ce dernier, dont la moyenne d’âge ne cesse d’augmenter, espère que devenu retraité, il vivra en retour des impôts américains. Il y a là quelque chose de malsain aussi bien dans l’insouciance américaine que dans les illusions des pays vieillissants.
Quelle est selon vous la place de l’Europe, à la fois dans le commerce mondial et dans l’économie mondiale ?
L’Europe des 28 est la première puissance économique mondiale. Qui plus est, elle dispose d’un haut niveau éducatif et d’une réelle dynamique d’innovation. Elle a cependant deux faiblesses : sa démographie d’une part, faiblesse qu’elle partage avec le Japon, et une certaine absence de cohérence de politique économique d’autre part, absence qui nuit à son projet phare qu’est l’euro.